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Le blog de Ritournelle

Une très légère oscillation - Sylvain Tesson

Ritournelle

 

Je ne cacherai pas que j'aime beaucoup la prose de cet écrivain qui m'instruit, m'étonne et me fait sourire. Ce dernier livre est publié sous la forme d'un journal intime qui s'étale sur trois années,de 2014 à 2017, pendant lesquelles il a tenté de se reconstruire à tous points de vue, suite à son accident et au décès de sa mère, deux événements qui l'ont profondément marqué. L'immobilisation, qu'il supporte mal, lui a permis de prendre du recul par rapport à sa propre vie, ainsi que par rapport au monde très agité dans lequel nous évoluons aujourd'hui.
Ce journal est composé d'articles sur des thèmes variés que Sylvain Tesson a publié dans différents magazines; il les a remaniés en fonction de l'actualité et a glissé entre eux des aphorismes, selon son humeur du moment.
Cette légère oscillation dont il est question dans le titre, fait référence au parcours de chacun, qui n'a rien de linéaire :

" Un journal intime est une entreprise de lutte contre le désordre. Sans lui, comment contenir les hoquets de l'existence? Toute vie est une convulsion : on passe une semaine au soleil, une autre dans l'ombre, un mois dans le calme, un mois dans la vague, et ainsi fusent les années avec l'illusion, à la fin que tout fut chapeauté par un principe unique, un motif général, un cadre de direction, diraient les petits patrons. Quelle foutaise! En réalité, personne ne tient sérieusement son cap. Et ceux qui le prétendent ne se sont jamais retournés sur son sillage. Ils découvriraient une sinusoïde, un parcours d'ivrogne dans le couloir de l'immeuble."

"Le journal est la bouée de sauvetage dans l'océan de ces errements."

L'envie de bouger est récurrente chez l'écrivain qui préfère, pour sa rééducation, monter tous les jours les 450 marches qui le mènent près des gargouilles de Notre-Dame, plutôt que de s'enfermer dans le cabinet d'un kiné. Le spectacle dont il jouit est une source d'émerveillement, tout comme un peu plus tard, sa balade dans les calanques marseillaises où les couleurs et la lumière du sud sont un enchantement qu'il décrit fort bien par ces phrases:
"Nous plongeons, passons dans la fente, crevons la surface, face au large, comme jetés sur un parvis de soleil. J'ai l'impression de sortir d'une cathédrale où viendraient d'être célébrées les fiançailles de la mer, du soleil, des falaises et des gouffres".
Toujours élogieux pour célébrer la nature, l'écrivain change de ton lorsqu'il aborde l'actualité politique, des sujets importants comme l'identité culturelle, les réseaux sociaux, la guerre en Syrie, l'extrémisme religieux. Comment ne pas citer ce passage savoureux où il évoque la position de l'intellectuel musulman Tariq Ramadan, en lien avec l'actualité récente:

"Sur la plage de Biscarosse (Landes), une dame joue gaiement avec son enfant dans une baïne. Elle est recouverte de la tête aux pieds d'un somptueux niqab. Derrière elle, une copine, une soeur peut-être, patauge dans l'eau, intégralement voilée. On croirait qu'elles disputent une régate. L'homme de famille se repose en slip, à l'ombre d'un parasol. Tariq Ramadan, dialecticien des palmeraies, expliquait l'autre jour à la télévision que voiler les femmes consistait à "protéger leur vertu". Il eût fallu expliquer à Tariq chéri qu'il a grand tort de prendre ses penchants cochons pour une loi commune, qu'il est grand temps de sortir de l'adolescence acnéique, que sa propre vertu de bellâtre ( barbe de baryton, regard ourlé) n'est pas menacée par les femelles en rut (hélas! pour lui), que nous autres mâles, ne sommes pas tous aussi excités que lui par nos glandes et que nous pouvons paisiblement soutenir le spectacle de milliers de femmes en maillot de bain s'ébattant dans l'écume. La preuve : sur les kilomètres de plages landaises recouvertes de corps joyeux, il n'y a pas l'ombre d'un malentendu, pas le soupçon d'une inconvenance. Penser que l'évolution darwinienne a fait péniblement sortir l'homme des flaques pour que la femme musulmane y retourne habillée et que joli Tariq dise pareilles foutaises...quel ennui!"

Tour à tour polémique, critique, poète, Sylvain Tesson a la même capacité que son contemporain Houellebecq à porter un jugement sur notre monde; sa pensée visionnaire décortique, analyse, se plaît à se projeter dans le futur. De cette vie toujours en mouvement, l'ennui est banni . Cette capacité à s'émerveiller du moindre souffle de la nature, à apprécier chaque moment pleinement est une philosophie de vie à laquelle il nous incite.
Le vocabulaire est riche, précis, les phrases suivent le dédale de la pensée, parfois courtes, percutantes, parfois elles semblent s'étirer comme pour prolonger un moment de grâce.
Et l'humour est encore l'une des qualités de ce style, notamment dans les aphorismes :

Eve ne se doutait pas qu'ensuite ce serait à elle de faire la compote

Aphorisme : faire pardonner par la brièveté de sa formule l'inconsistance d'un propos

Quand un chinois regarde notre alphabet de vingt-six lettres, il doit penser qu'il s'agit d'un système de transcription de grognements

Une fois libéré de la dictature politique et cléricale, l'homme inventa les nouvelles technologies

Un vrai plaisir de lecture à recommander sans hésitation!

 

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Commentaires
G
En effet les quelques extraits sont PERCUTANTS et sont tellement en écho avec ce que je pense ! tu me donnes terriblement envie de le lire.J'adore sa vision sur le monde avec ce recul lucide. De plus ma crainte d'être un jour immobilisée s'en trouve rassérénée sans même l'avoir lu complètement.Je n'ai jamais lu cet auteur mais là je suis tentée.
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R
Il faut que tu lises cet auteur qui ne peut que te plaire par son intelligence, sa culture, son humour caustique.