Il arrive que la lecture d'un roman donne envie de se pencher sur les autres oeuvres d'un écrivain. Après Connemara, de Nicolas Mathieu, dont l'écriture m'a captivée, j'ai voulu savoir si celle de son prix Goncourt, Leurs enfants après eux , susciterait en moi le même engouement.
Roman sociologique lui aussi, avec de fortes résonances autobiographiques, il nous entraîne à Heillange, petite ville fictive de l'Est de la France, dans les années 90, période où la désindustrialisation a des conséquences importantes sur l'économie de la région et le quotidien des ouvriers; les hauts fourneaux sont fermés, tout un monde se meurt, laissant la place au chômage, et par conséquent, à l'ennui, souvent trompé par l'alcool ou la drogue. Pour les jeunes, l'avenir est loin d'être radieux, alors ils rêvent de perspectives plus amples, d'un ailleurs qui leur offrira un univers moins rétréci.
Anthony a 14 ans. L'ambiance familiale est loin d'être harmonieuse; l'adolescent partage peu de choses avec son père, un grand taiseux, si ce n'est le goût des motos et de certains films. Heureusement, il y a le cousin , complice des virées non autorisées, et les filles, Vanessa, Clem et Stéphanie, les deux inséparables, qui suscitent les premiers émois du corps et du coeur chez les garçons. Stephanie est fille de médecin, les autres viennent d'un milieu populaire. Et puis il y a aussi Hacine, le petit caïd de la Zup, qui tente d'imposer sa loi un peu partout, Anthony en paiera les frais...
On suit tous ces personnages le temps de quatre étés, au cours desquels ils tentent de faire leurs propres expériences, pour ne pas accepter une vie de résignation beaucoup trop raisonnable, avec des formations sans débouchés, des salaires de misère pour des métiers épuisants , ils ne veulent pas s'enfermer dans une routine abrutissante. Et par-dessus tout, ce qu'ils souhaitent, c'est vivre vite, s'étourdir par la vitesse à vélo ou à moto, braver tous les interdits, connaître les premières aventures sexuelles et les premières amours, aussi douloureuses soient-elles...
Avec une plume vivante et précise, Nicolas Mathieu dresse un état des lieux de cette France "des fêtes foraines et d'Intervilles"où la hiérarchie sociale se fait plus évidente qu'ailleurs. Anthony est amoureux de Steph qui le repousse, car elle sait que la différence de classe sociale n'est pas compatible entre eux. Ces jeunes sauront-ils dépasser le schéma social et le conditionnement culturel dont ils ont hérité pour réaliser leur rêve intime de liberté?
Pris dans l'engrenage d'une fatalité sociale, vont-ils réussir à s'affirmer comme ils le souhaitent?
Roman d'apprentissage, fresque sociale et politique, ce livre analyse avec une grande acuité les fractures sociales, dénonce le mensonge de l'égalité des chances, mais il interpelle aussi sur la notion d'accomplissement , pas forcément liée au progrès social et à la nécessité de quitter sa région.
Une oeuvre sensible, juste et puissante qui mérite le prix Goncourt.
"Je suis né dans un monde que j’ai voulu fuir à tout prix. Le monde des fêtes foraines et du Picon, de Johnny Hallyday et des pavillons, le monde des gagne-petit, des hommes crevés au turbin et des amoureuses fanées à vingt-cinq ans. Ce monde, je n’en serai plus jamais vraiment, j’ai réussi mon coup. Et pourtant, je ne peux parler que de lui. Alors j’ai écrit ce roman, parce que je suis cet orphelin volontaire. »
"L'école faisait office de gare de triage. Certains en sortaient tôt, qu'on destinait à des tâches manuelles, sous-payées, ou peu gratifiantes. Il arrivait certes que l'un d'entre eux finisse plombier millionnaire ou garagiste plein aux as, mais dans l'ensemble, ces sorties de route anticipées ne menaient pas très loin. D'autres allaient jusqu'au bac, 80 % d'une classe d'âge apparemment, et puis se retrouvaient en philo, socio, psycho, éco-gestion. Après un brutal coup de tamis au premier semestre, ils pouvaient espérer de piètres diplômes, qui les promettaient à d'interminables recherches d'emploi, à un concours administratif passé de guerre lasse, à des sorts divers et frustrants, comme prof de ZEP ou chargé de com dans l'administration territoriale. Ils iraient alors grossir cette acrimonieuse catégorie des citoyens suréduqués et sous-employés, qui comprenait tout et ne pouvait rien. Ils seraient déçus, en colère, progressivement émoussés dans leurs ambitions, puis se trouveraient des dérivatifs, comme la constitution d'une cave à vin ou la conversion à une religion orientale."