Réflexions sur l'émotion
Les émotions ont une dimension collective, comme le montrent les soubresauts imprévisibles de la vie politique ou encore notre trouble quand nous regardons un film. Face à la fabrique des émotions par les médias et par l’art, faut-il rester de marbre ? La comédienne Virginie Efira et le philosophe Michael Foessel en débattent.
Extrait :
V.E :
Dans Le paradoxe du comédien, Diderot invite les acteurs à une autre forme d’impassibilité. Ne croyez surtout pas, dit-il que vous devez aller chercher au fond de vous-mêmes les émotions que vous jouez. Le talent du comédien consiste, selon lui,- non pas à sentir- mais à rendre scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, en se conformant à un modèle idéal.
Je trouve ça très juste. Pour pleurer, par exemple, je parviens à actionner quelque chose dans mon corps, sans y mettre une pensée ou sans éprouver de la tristesse, et c’est seulement une fois que mon corps me donne l’émotion que je peux essayer de l’éprouver. C’est une trajectoire inverse de celle que suivent nos émotions dans la vie. Mais, en réalité, ne nous arrive-t-il pas souvent de nous mettre en situation d’éprouver quelque chose pour pouvoir le ressentir réellement ensuite ?
M.F
L’acteur convoque ses émotions et cependant elles ne sont pas toujours au rendez-vous. Qu’est-ce qui fait que ça prend ?
V.E
Diderot le dit très bien. L’imitation de l’émotion que produit l’acteur ne devient crédible que si, à un moment, il est lui-même visité par le fantôme de son personnage. Dans mon prochain film Benedetta de Paul Verhoeven, je joue une nonne lesbienne du Moyen-Age possédée par Jésus ! Quand j’ai demandé à Paul Verhoeven comment je devais me préparer pour ce rôle, il m’a répondu:You know what you must do ( Tu sais ce que tu dois faire). Or je n’ai pas une grande expérience de ce que c’est d’être possédée par Jésus...J’ai donc dû faire un travail plutôt cérébral pour essayer de comprendre ce personnage avant de me glisser affectivement en lui.
M.F
Le talent de l’acteur c’est de savoir jouer sur commande, et de manière un peu fine, presque technique, avec les émotions. Il incarne les émotions sans vraiment les ressentir, et nous permet, à nous spectateurs, d’être saisis par ces émotions tout en les maintenant à distance puisque ce ne sont pas les nôtres. Ce qu’Aristote appelait la catharsis : voir des vies que nous ne vivrons pas, que nous pourrions vivre, qui font écho avec celles que nous vivons, mais en ayant conscience qu’elles sont fictives.
V.E
C’est ce qui distingue la manipulation de la représentation. Comme spectatrice, il m’est arrivé d’avoir l’impression d’être manipulée, parce que j’avais pleuré pile aux moments attendus, comme si on avait tiré sur des fils dans mon dos. Je me sentais lamentable d’être tombée dans le panneau. Mais il m’arrive aussi de ressentir la vérité d’une émotion qui est pourtant simulée, jouée. Alors même que l’acteur donne expression à ce que je ne vis pas, je sens en moi quelque chose qui s’éclaire.
M.F
C’est là où l’émotion de l’acteur doit quand même renvoyer à une source émotive réelle chez le spectateur. Elle n’est pas purement artificielle. Du coup, on ne joue plus avec l’opposition vrai/faux, on table sur le vraisemblable : on se fiche de savoir si l’acteur ressent ce qu’il joue, il faut qu’il le joue de telle sorte que ses actes et ses sentiments puissent rentrer dans une intrigue crédible. C’est ce qui rend l’art cathartique : on expérimente des émotions parfois plus violentes que dans la vie quotidienne, mais à l’intérieur d’une intrigue qui donne sens à nos propres émotions. Dans nos existences, nous sommes souvent démunis parce que l’individu est à la fois acteur, auteur, metteur en scène et spectateur. Nous cherchons donc une forme qui nous permette d’élaborer un récit de ce que nous éprouvons de manière embrouillée dans la vie.
V.E
L’art aurait pour fonction de capter ce qu’il y a de commun dans nos émotions
M.F
De l’acte sexuel jusqu’à la manifestation de rue, on ne sait jamais si l’on ressent la même chose que les autres, il vaut mieux ne pas trop se poser la question d’ailleurs. Mais on ressent ensemble. Et c’est déjà en soi une conquête sur la solitude.
Extrait du dossier Que faire de nos émotions? -Philosophie magazine n°132