Réflexions sur l'amitié
...L'ami est celui qui nous tire vers le haut, parce que ses qualités sont compatibles avec les nôtres. Même aux yeux de Nietzsche, pour qui l'amitié revêt une composante plus ambivalente n'excluant ni la rivalité ni la haine, l'ami-ennemi pousse au dépassement. Disons simplement que l'ami nous rend meilleurs - quoi que nous mettions derrière ce mot. Les amis se parlent, les amis se confient, les amis font toutes sortes de choses qui les rapprochent et, en se rapprochant l'un l'autre, ils se rapprochent d'une chose plus grande qu'ils cherchent tous les deux.
Mais l'amitié n'a-t-elle pas aussi une dimension physique, instinctive, sans laquelle rien de ce que nous appelons amitié ne pourrait exister? On en fait l'expérience enfant, petit enfant, avant de savoir écrire, le premier jour de classe, quand un instinct nous fait asseoir à côté de quelqu'un parce que sa façon d'accrocher son sac à sa chaise, d'ajuster sa queue de cheval, un simple geste, nous attire mystérieusement. Plus tard, adolescents, nous nommons désir ce geste qui nous attire. Pourtant, initialement, ce fut quelque chose d'autre, quelque chose de bien antérieur à l'attirance sexuelle.
Il arrive, à la faveur d'un retour en train ou en voiture, que des paroles viennent confirmer, ce flux de philia inexplicable - une première conversation suivie d'une deuxième, puis d'un déjeuner, puis de confidences, puis se déroule ce lent protocole visant à confirmer, enraciner, déployer l'amitié, à la rendre humaine. Mais avant la confirmation par la parole, avant le sentiment philosophique, il y avait autre chose - cette obscure attirance animale. Il arrive qu'elle soit confirmée, il arrive aussi qu'elle ne le soit pas. Pas de preuve, juste une intime conviction. Exactement comme lorsqu'un chat errant, un oiseau, émergeant du fond d'un jardin, s'approche de nous assez près, assez souvent, pour qu'une mystérieuse amitié se noue, avant que chacun reprenne sa route. Comme si l'origine instinctive, inexplicable, de l'amitié nous rappelait qu'elle est aussi faite pour franchir les limites - y compris celle de la barrière des espèces.
Extrait de l'article Parce que c'était elle . I. Sorente - Philosophie magazine n° oct. 2022