Création et inconscient
Y a-t-il un lien entre l'art et l'inconscient? Le psychiatre Thierry Delcourt tente de nous éclairer sur ce sujet.
Comme la psychanalyse, la création fait travailler des éléments profondément enfouis en nous.
L'artiste et le psychanalyste partent tous deux d'un réel qui nous échappe, se dérobe. Or, ce qui nous échappe, c'est la définition même du réel, selon Lacan. C'est le mystère qui nous fascine quand on le contemple dans une œuvre d'art...et c'est ce même mystère que travaille la psychanalyse. Comme l'art, elle s'intéresse à la représentation, et comme l'art, elle n'obtiendra pas la formule mathématique du désir.
Comment passer du réel à la représentation?
Le réel, s'il nous échappe toujours, peut aussi surgir et se manifester avec force : cela peut être un événement traumatique, mais aussi un paysage magnifique qui nous frappe et qui produit une effet de sidération. C'est ce qu'évoque Giacometti de façon remarquable dans ses écrits, à l'occasion d'un moment hallucinatoire dans lequel il exprime son angoisse de ne plus pouvoir ni se voir, ni percevoir une figure. A parti d'un réel insaisissable, peut se produire une sorte de collision, de l'ordre de celle qu'on décrit dans l'épisode "de la madeleine" : d'un coup, à travers le réel, ressurgit quelque chose qui était enfoui au fond de notre inconscient. C'est ce fond de notre être que l'on racle dans la création artistique, comme dans la psychanalyse, pour aboutir à une représentation.
En levant le voile sur cet inaccessible, la psychanalyse ne risque-t-elle pas de tarir le moteur de la créativité?
En effet, dans la mesure où il est traversé par quelque chose qu'il va transcrire dans son art, un créateur ne doit pas avoir conscience de tout. Il faut savoir soulager la souffrance, souvent très intense, sans la décrypter trop, pour ne pas altérer la créativité. Ainsi quand on arrive sur l'énigme du désir - désir qui fait qu'on se lève le matin, qu'on conçoit des projets - on ne va pas chercher plus loin afin que ce désir s'exprime à plein.
Quelle est la limite à ne pas dépasser pour préserver la créativité?
C'est ce qui correspond aux premières sensations, à ce qu'on appelle le pré-représentatif, comme l'odeur du sein, de la mère, un bruit, ces sensations qui marquent en nous les premières empreintes. Ceci est le moteur du désir, ce seuil que la psychanalyse évite de franchir afin de conserver l'inventivité.
Avant Lacan, Freud s'intéressait à l'art : en quoi leurs approches se distinguent-elles?
Freud s'intéressait à l'art classique et il a écrit sur Michel-Ange, mais son propos était d'interpréter l'œuvre. Par ailleurs, il s'est limité à la sublimation : pour lui, la création artistique résulte d'une transformation des pulsions en quelque chose de culturel. Lacan s'intéresse à la façon dont la création vient racler quelque chose de l'essentiel de l'être, bien en deçà du processus culturel de la sublimation. Quand il analyse Les Ménines, c'est pour mieux comprendre la complexité de l'être humain.
Un artiste, dans sa quête montre donc la voie au psychanalyste?
On peut le dire de Cézanne, Giacometti et Zao Wou-Ki. En arrivant en France, Zao Wou-Ki tente de s'extraire de la tradition chinoise pour intégrer l'art occidental. Mais il se retrouve de plus en plus en souffrance. Avec l'aide d'Henri Michaux, il opère un syncrétisme des avant-gardes occidentales et de la tradition chinoise dans laquelle il s'est construit. Son cheminement est presque une psychanalyse picturale : c'est en créant une alchimie nouvelle qu'il crée les formes originales qui le caractériseront.
A l'inverse, un psychanalyste est-il un peu artiste?
Quand quelqu'un vient me voir, je découvre un paysage. Et dans ce paysage, peu à peu, des formes se présentent : le paysage se compose, s'organise, se compose au fil des rencontres. Si la personne revient me voir dix ans plus tard, son paysage est resté installé dans ma rétine. Mais de façon générale, tout psychanalyste se trouve devant une énigme et cherche par tâtonnements l'énigme d'un symptôme, d'une souffrance. Il se trouve face à une complexité de l'être, à partir de laquelle il travaille, comme une matière de parole, d'expression. Travailler cette matière permet de donner une nouvelle forme à un humain en souffrance.
Extrait de l'article de Marie Zawisza -La création vient racler quelque chose de l'essentiel de l'être - L'oeil - fév.2024