Quelle place donner à l'argent?
En cette période de "capitalisme triomphant"où tout pousse à la consommation, où les dettes sont nombreuses, y compris celles de l'Etat, et où l'argent reste un sujet tabou, on peut se demander quelle place on doit lui accorder, s'il faut le vénérer ou le traiter par l'indifférence. Des philosophes se sont penchés sur le sujet et nous livrent leur pensée :
-Sénèque (4 av.JC - 65 apr. JC)
Selon lui, on doit tenter d'en finir avec l'obsession pour l'argent. Le désir viscéral d'être riche et la crainte encore plus profonde de sombrer dans la pauvreté créent en nous une inquiétude perpétuelle. Ce souci est une véritable "torture" que nous nous imposons. Pour mener une vie plus tranquille et apaiser notre âme, il recommande de cultiver l'indifférence, voire l'insensibilité à l'égard de l'argent. Pour cultiver cette insensibilité, chacun doit apprendre à gérer ses dépenses avec intelligence et parcimonie, sans s'y cramponner désespérément. Un rapport sain à l'argent implique également de ne pas s'affliger des revers de fortune, ni même des ruines totales. Le sage, écrit-il,"ne chasse pas ses richesses loin de lui, mais quand elles s'en vont, il les suit tranquillement du regard". Cette indifférence est un garde-fou qui permet de posséder l'argent, sans être possédé par lui. Est-ce à dire que l'on doit vivre volontairement dans la pauvreté? Que nenni! Sénèque est connu pour avoir hérité d'une famille très fortunée et s'est par la suite considérablement enrichi grâce aux largesses de l'empereur Néron dont il a été le conseiller impérial. Sa fortune est estimée à plus d'un dixième des revenus de l'empire romain. Celui qui serait aujourd'hui un multimilliardaire aurait-il appliqué à lui-même ses propres préceptes en regardant sa fortune s'envoler sous ses yeux sans ciller? C'est du moins ce qu'il préconisait.
- Karl Marx (1818-1883)
Etre indifférent à l'argent, c'est être indifférent au malheur du monde. Car, dans un monde capitaliste, l'argent implique "la perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles", écrit Marx. Il permet, par exemple, à un homme laid de se faire passer pour beau et à un individu malhonnête d'apparaître comme un modèle de probité. L'argent est pour cette raison doté d'une force divine, qui a des conséquences concrètes sur la misère réelle des hommes. Il abîme et pervertit nos rapports, transforme nos décisions et détruit des existences, particulièrement celles des prolétaires contraints de vendre leur force de travail aux bourgeois pour un salaire dérisoire. Ces ouvriers surexploités devraient-ils regarder leurs maigres possessions avec indifférence et fatalisme, comme un état de fait contre lequel il ne sert à rien de lutter?
Sûrement pas, s'insurge Marx. Contrairement à Sénèque, qui invite à réformer notre rapport intime à nos finances, Marx en appelle à une révolution collective, historique et politique, capable de mettre fin au capitalisme et au règne de l'argent. Sortir de l'ignorance, prendre conscience des rapports économiques et des effets de l'argent sur nos vies, est un premier pas pour s'en libérer. Il exhorte ainsi tous les ouvriers à acquérir "une conscience de classe", à avoir un certain nombre de connaissances à même de leur permettre de ressaisir leur position de dominés dans le monde économique.
"Les prolétaires n'ont rien à y perdre, que leurs chaînes. Et c'est un monde qu'ils ont à y gagner". Le réveil des prolétaires de tous les pays qu'il souhaite voir advenir est aussi une sortie de l'indifférence politique.
Extrait de l'article Faut-il être indifférent à l'argent?- Philosophie magazine n° février 2025