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Le blog de Ritournelle

La leçon d'allemand - Siegfrid Lenz

Ritournelle

« 63 ans après sa mort, Emil Nolde est sommé de rendre des comptes. A titre posthume. Celui qui a été le peintre le plus populaire de la République de Weimar avant de devenir le symbole de « l'art dégénéré » pour les nazis puis, après la seconde guerre mondiale, une icône de la modernité, est en train de tomber de son piédestal. 
Peu après sa mort, la Fondation avait présenté dans une salle spéciale Les Tableaux non peints, série d'aquarelles réalisées alors qu'il lui était interdit d'exercer par les nazis."

Cet extrait d'article du Monde de 2019 fait référence au peintre qui a servi d'inspiration à Siegfried Lenz pour ce roman publié en 1968 et considéré comme un classique de la littérature allemande. 
Siggi Jepsen se retrouve avec des jeunes délinquants dans une prison au large de Hambourg . Il doit disserter sur "les joies du devoir". Ce mot "devoir", déclenche en lui un tel traumatisme qu'il rend copie blanche, car il a tellement de choses à dire qu'il est incapable d'ordonner sa mémoire. Mis à l'isolement dans une cellule, il laisse remonter ses souvenirs d'enfance pour faire pendant un an le récit de ce dont il a été témoin .
Des souvenirs émerge un événement important en 1943, ce jour où son père, policier de Rugbüll, apporte à son ami d'enfance le peintre expressionniste Max Luwig Nansen, considéré comme "dégénéré" par les nazis, une lettre lui interdisant de peindre. Siggi , alors âgé de 10 ans, assiste à la scène. Chargé de surveiller l'artiste, le voilà partagé entre la soumission à l'autorité paternelle et la profonde admiration qu'il voue au peintre.
Le récit de 570 pages revient sur une enfance douloureuse entre les deux hommes :
"Rassemblant alors toutes mes forces, je déblayais pour ainsi dire les ornières qui sillonnaient la plaine de ma mémoire et en retirais toutes les scories pour ne garder de ce bric-à-brac que l'essentiel, c'est-à-dire mon père et les joies du devoir". " Mon père, l'Éternel exécutant, le scrupuleux exécuteur."
L'enfant prend le parti du peintre, fait face habilement aux pièges tendus par son père, invente des cachettes, sait lui mentir et se moquer de son indéfectible obéissance au régime qui gomme tout sentiment et toute attache. L'obsession du devoir l'amène à sacrifier sa famille : il brûle toutes les esquisses du peintres qu'il trouve, le moulin servant de refuge à Siggi, livre son fils Klaas, dénonce sa fille qui a posé pour le peintre.
Siggi relate ses souvenirs à la manière de l'enfant qu'il a été, avec sa mémoire sensorielle, sans rien analyser ni interpréter : c'est ainsi que le vol des mouettes lui apparaît comme une attaque aérienne.
Le processus de remémoration fixé par écrit permet à Siggi  de revenir sur des faits douloureux mais elle lui permet aussi de se découvrir. On peut penser que Siegfrid Lenz a choisi d'utiliser la mémoire de son personnage pour éclairer son propre passé, ainsi que celui de l'Allemagne.
De nombreuses descriptions de paysages, ceux de la petite ville de Husum, empreints de la mélancolie de la mer du Nord, ceux des peintures de Max d'où émane une lumière translucide, une profusion de jaunes, de rouges, mais aussi de tonalités plus sombres, ce qui fait dire à la mère de Siggi : 

"Quand on voit le genre humanité qu'il peint: ces visages verts, ces yeux mongols, ces corps difformes, toutes ces choses qui viennent d'ailleurs: on sent qu'il est malade. Un visage allemand, on n'en rencontre pas chez lui.
Mais à l'étranger, il est très connu, dit mon père, on l'apprécie beaucoup. Parce qu'ils sont eux-mêmes malades, dit ma mère; c'est pour ça qu'ils s'entourent de personnages malades."

Voilà un roman singulier, dense, puissant, symbole de la résistance artistique face à la tyrannie, réquisitoire contre l'obéissance aveugle, qui pose la question de la responsabilité en y apportant des réponses subtiles. C'est aussi une invitation à (re)découvrir les peintures d'Emil Nolde auxquelles Le Grand Palais a consacré une exposition en 2008.


"Certains peintres ont réussi leur autoportrait : on regarde le visage et l'on y reconnaît les maladies surmontées, voire la situation financière. Ici, il manque trop de choses. Ce n'est pas vu, donc ce n'est pas maîtrisé."

"Voir c’est pénétrer et différencier. Inventer si tu veux. Pour te ressembler, tu dois inventer, à tout moment, à chaque regard. {…} Veux-tu que je te dise : on commence à voir quand on cesse de jouer au spectateur, quand on invente ce dont on a besoin : cet arbre, cette vague, ce bord de mer."


 

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