Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog de Ritournelle

Où en est-on avec le racisme?

Ritournelle
L’âge du racisme sans race

Le concept de la race, formulé en Europe à partir des XVIIe et XVIIIe siècles, est venu répondre au choc représenté pour l’Occident chrétien et universaliste par la découverte de la diversité des civilisations. Face au spectacle de corps et de mœurs si dissemblables, le schéma biblique de la commune descendance depuis Adam et Ève n’apparaissait plus crédible. Il fallait rendre compte autrement de la différenciation des hommes sur Terre. L’idée de race est venue répondre à ce problème. Étymologiquement, elle vient du latin radix, « racine », ou de ratio, « raison », et donc « principe de classification ». Mais elle pourrait aussi provenir d’un terme d’origine scandinave – « haras » – que l’on retrouve en français pour désigner un groupe d’étalons et de juments sélectionnés pour améliorer leur reproduction. Ce qui laisse penser, selon le politiste Dominique Colas, que la notion de race serait « un transfert à l’espèce humaine d’une pratique humaine sur le monde animal » (Races et racismes de Platon à Derrida, Plon, 2004). De fait, l’animalisation est l’un des signes imparables du racisme. Un esprit aussi universaliste qu’Emmanuel Kant bascule dans le racisme le plus éhonté lorsqu’il tente de rendre compte « des différentes races » : mobilisant la théorie du climat de Montesquieu, il va jusqu’à soutenir que la chaleur humide d’Afrique est responsable, à travers son effet sur le sang, de la couleur du Nègre et de sa « mauvaise odeur », et que l’abondance matérielle de son pays natal le rend « paresseux, mou et frivole » – ce qui pouvait alors passer pour une justification de l’esclavage. Surgi dans la confrontation avec le monde extra-européen, le venin de la race sera au cœur, comme le montrera Hannah Arendt, de la transformation de la haine religieuse vis-à-vis des Juifs dans l’antisémitisme moderne, biologique et exterminateur… 

“La fin du racisme biologique n’a pas entraîné la fin du racisme. Libéré de la biologie, il s’est culturalisé”

Au sortir du XXe siècle, la race est considérée comme un mythe pseudo-scientifique. Mais la fin du racisme biologique n’a pas entraîné la fin du racisme. Libéré de la biologie, celui-ci s’est culturalisé. « Le thème dominant n’est pas l’hérédité biologique mais l’irréductibilité des différences culturelles », écrit le philosophe Étienne Balibar, à qui l’on doit l’hypothèse « d’un racisme sans race » (Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, avec Immanuel Wallerstein, La Découverte, 1988). La race est dorénavant une « construction sociale et historique ». Mais, du même coup, elle redevient pour nombre de militants et de penseurs antiracistes un outil de connaissance et de combat nécessaire. Sartre l’affirmait déjà en 1948, allant jusqu’à défendre la possibilité d’un « racisme antiraciste » comme étant « le seul chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de race » : « insulté, asservi, il [le Noir] se redresse, il ramasse le mot de “nègre” qu’on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté » (« Orphée Noire », préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, de Léopold Sédar Senghor).

Toute discrimination raciale est-elle raciste ?
Comment voir, comprendre, distinguer les identités – ethniques, culturelles ou religieuses – sans essentialiser les individus qui s’en revendiquent ?
Un usage politique de la race, de l’ethnie ou de la couleur de la peau est-il encore possible au XXIe siècle ? Ou la notion porte-t-elle les stigmates de l’esclavage, de la colonisation et de l’extermination, de sorte que ses usages, même les plus critiques, risquent toujours de nous faire basculer dans la ségrégation ? En France, où les députés ont voté la suppression de la référence à la « race » dans le premier article de la Cons­titution et où le recensement ethnique est interdit, la question semble réglée. Mais la tradition de « cécité » républicaine vacille sous le coup des revendications identitaires et de la critique des discriminations objectives qui pèsent sur les minorités. Bref, est-il possible de « compter » avec la race, comme le soutenait ma femme lors de la cérémonie des César, sans tomber dans le racisme ? Et quand y bascule-t-on vraiment ? 

C’est la question que posait, en 1977, le philosophe Ronald Dworkin lors du débat sur la légitimité de la discrimination positive aux États-Unis. Un jeune étudiant en médecine, Blanc, Allan Bakke, avait été recalé de justesse de la fac de médecine de l’université de Californie à Davis, du fait d’un nombre de places réservées aux Noirs. Se jugeant victime de discrimination raciale, il avait porté l’affaire devant la Cour suprême. Favorable à cette politique, Dworkin avait avancé un argument étonnant : « Bakke prétend avoir été empêché de poursuivre des études de médecine du fait de sa race. Entend-il par là qu’il aurait été empêché en raison des préjugés et du mépris auxquels serait en butte le groupe racial auquel il appartient ? […] Ce qu’il veut dire, c’est que s’il avait été Noir, il aurait été admis sans que cela ne reflète une croyance dans le caractère plus honorable ou plus digne de considération des Noirs par rapport aux Blancs. Dans son cas, la race n’est pas marquée du sceau distinctif de l’insulte publique. » Dworkin avançait là un critère subtil pour surmonter le dilemme qui oppose aujourd’hui républicains universalistes réfractaires à toute référence à la race à ceux qui assument de se référer à des identités fortes, ethniques ou culturelles. La question décisive est moins de savoir si la race est une idée vraie ou fausse, pertinente ou dangereuse, soutient Dworkin, que de se demander si, par nos déclarations comme par nos comportements, nous entretenons le mépris, l’offense et l’insulte publique qui est au cœur du racisme. Dans l’affirmative, c’est que nous avons franchi la ligne rouge. 
M.Legros - Extrait de l'article La ligne rouge a bougé - Philosophie magazine n°mars 2020

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commentaires
C
Voici des textes bien intérressants
Répondre