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Le blog de Ritournelle

Une femme influente aux Etats-Unis

Ritournelle

La prophétesse de la Silicon Valley

Pourquoi les magnats des nouvelles technologies se réclament-ils tous de cette romancière, apôtre d'un individualisme sans frein?

Ayn Rand,née Alisa Zinovyevna Rosembaum, (1905 St Pétersbourg-1982 New York), auteur curieusement méconnue en France est une icône américaine. Cette écrivaine, qu'on a pu caractériser comme "la philosophe officielle de l'administration Reagan", continue d'incarner la figure emblématique par excellence de la droite,conservatrice ou néolibérale, outre- Atlantique. Du Tea Party à l'ancien directeur de la CIA en passant par Donald Trump lui-même, les principaux représentants de la droite la plus musclée peinent à l'évoquer sans refouler une émotion palpable. Ses deux romans majeurs,(The Fountainhead et Atlas Shrugged), hybrides de la bluette infantile et d'épopée grandiloquente, qui exaltent la vertu "d'égoïsme" et la supériorité morale de l'avidité sans frein, tout en condamnant sans réserve l'aberration mortifère de l'altruisme et l'ingérence inacceptable de l'Etat, sont les deux livres les plus lus aux Etats-Unis après la Bible. Son visage ou des citations de ses oeuvres s'affichent fièrement sur les banderoles et les tee-shirts des militants républicains les plus énervés - elle est devenue après sa mort un symbole - en quelque sorte la Che Guevara du capitalisme. Mais il est plus suprenant de constater qu'elle a récemment conquis un public tout différent. Les titans de la Silicon Valley, ces milliardaires à lunettes, qui,  après avoir inventé une application révolutionnaire dans leur garage ou bricolé quelques lignes de code inédites, se sont retrouvés du jour au lendemain à la tête d'empires informatiques régnant sur nos existences quotidiennes, semblent de plus en plus nombreux à se reconnaître dans la mythologie à laquelle Ayn Rand a donné ses lettres de noblesse littéraires : celles du créateur solitaire, de l'entrepreneur génial et innovant sans lequel nos sociétés ne sauraient ni progresser ni même survivre, et dans les mains duquel il conviendrait que nous placions notre destin collectif, plutôt que de laisser les masses frileuses et obscurantistes décider pour elles-mêmes.

Génie incompris des masses

Steve Jobs, le désormais légendaire cofondateur et PDG d'Apple, la considérait "comme un guide dans sa vie". Travis Kalanick affirme avoir trouvé dans son oeuvre l'inspiration qui l'a conduit à créer la plate-forme Uber. Peter Thiel à l'origine de Paypal,ou Jack Dorsey, l'un des cofondateurs de Twitter, comptent eux aussi au nombre des émules de la romancière et philosophe. Le plus troublant est que même le fondateur d'une plateforme coopérative, à but supposément non lucratif tel Jimmy Wales, (cocréateur de Wikipédia), se réclame de la philosophie randienne de l'individualisme forcené. Mais la liste serait infinie car ils sont légion:comme l'a formulé un commentateur, Ayn Rand pourrait bien être la personne la plus influente dans l'industrie de la Silicon Valley. On peut supposer que la fable héroïque randienne, qui les désigne comme la source vive de toute richesse et de toute avancée sociale, séduit leur narcissisme, mais surtout que sa vision de l'entrepreneur comme génie incompris des masses ayant le devoir moral de suivre sa vision jusqu'au bout sans se préoccuper des conséquences, est particulièrement propre à justifier ou à réconforter des gens dont les innovations,de fait, transforment de fond en comble les structures socio-économiques existantes et les rapports humains - et pas forcément pour le meilleur. Il serait futile de jouer les Cassandre et d'espérer dès aujourd'hui anticiper ce que l'avenir réserve à notre monde, fût-il celui, virtuel, dans lequel nous investissons de plus en plus de notre temps et engageons une part croissante de notre subjectivité. Mais il ne laisse d'être inquiétant, et même paradoxal, que les prothèses numériques et les réseaux sociaux par le biais desquels se redéfinissent aujourd'hui notre existence collective, nos sentiments d'appartenance à un groupe,nos liens sociaux, nos principales sources d'information, de désirs et de désamours soient livrés aux caprices d'une poignée de magnats à l'hubris démesurée, ne jurant que par les évangiles d'une doctrinaire de l'individualisme sans limites et de l'égoïsme souverain.

S.Legrand- Philosophie magazine n°avril 2018

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