Chamanes, la découverte d'un autre monde

Ritournelle

13 nov. 2019

Extraits de conversation entre Cécile de France, actrice, et Charles Stépanoff, philosophe

C D F :

Au départ, je ne connaissais rien au chamanisme. Si j'ai été attirée par la perspective de jouer dans Un monde plus grand, qui raconte l'histoire vécue par Corine Sombrun, c'est que le parcours de cette Française initiée par les Tsaatan de Mongolie m'a fascinée. C'est une Occidentale qui vient de perdre l'amour de sa vie et part pour tenter d'échapper à la dépression. Alors qu'elle assiste, comme preneuse de son, à une cérémonie de chamanisme, elle est saisie, sous l'effet du rythme du tambour, par la transe; elle se met à hurler comme un loup et est transportée dans une autre réalité. Aux yeux des autochtones, cette expérience la désigne comme une chamane qui s'ignore, mais qu'il faut initier afin qu'elle puisse maîtriser ce pouvoir. Troublée, elle rentre chez elle, avant de se décider à revenir chez les Tsaatan pour une véritable initiation. Depuis lors, elle court le monde pour faire connaître le chamanisme et développer les programmes de recherche en neurosciences, notamment, sur les états de conscience modifiée. Le film explore les peurs et les doutes de cette femme, mais aussi le courage dont elle a dû faire preuve face à l'incrédulité de son entourage.

C S :

J'ai beaucoup aimé le film qui évoque la rencontre entre une Française confrontée à un deuil impossible et le chamanisme des Tsaatan. Le heurt entre ses catégories mentales et le chamanisme est très bien rendu. et j'apprécie l'honnêteté du regard sur cette communauté tsaatan qui n'est pas idéalisée - le film décrit par exemple la dérive du chamanisme touristique.

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C D F :

La chamane invite Corine à laisser l'esprit de Paul là où il est. Elle a des choses à faire sur terre, il faut qu'elle laisse ses morts là où ils sont. Mais comment voyez-vous la fonction des rituels chamaniques s'ils ne nous font pas entrer en contact avec l'esprit des morts?

C S :

Les rituels chamaniques ont pour but de créer ou rétablir des liens avec des entités non humaines : arbres, montagnes, animaux. Imaginons une famille d'éleveurs qui est reliée à une famille protectrice et qui a des problèmes avec son élevage. Après des offrandes à cette montagne, le rituel chamanique va consister à dialoguer avec l'esprit de la montagne, que le chamane voit comme une femme sur une cheval blanc et à rétablir de bonnes relations entre elle et cette famille.

C D F :

Les chamanes ont donc bien des pouvoirs supérieurs. Comment l'expliquer?

C S :

Mon hypothèse est que cette capacité de se projeter dans des entités non humaines est présente en chacun de nous et remonte à la préhistoire de l'humanité. Notre corps et notre esprit se sont forgés à la fin du Pléistocène, il y a plusieurs centaines de milliers d'années, à une époque où nous étions chasseurs-cueilleurs. L'imagination est l'un des sens que l'humanité a développé pour former des rapports avec le milieu vivant. C'est l'une de nos spécificités : nous sommes capables de nouer des relations avec les animaux et les végétaux. Pourquoi? Parce que nous étions dépourvus des armes des autres prédateurs, comme les félidés ou les canidés :mauvais flair, pas de griffes, etc... Pour que les pièges que nous posions à nos proies soient efficaces, il a fallu développer cette capacité de se projeter à l'intérieur de leur monde et de leurs émotions.
Nous sommes des prédateurs empathiques. Comprendre le monde de nos proies est ce qui nous a permis de surmonter notre défaillance. Et nous avons enrichi cette faculté par toute une série de techniques de plus en plus élaborées.

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C D F :

On peut essayer, comme Corine Sombrun , de s'approprier ces traditions pour développer nos facultés d'empathie et de créativité.

C S :

Nous avons beau l'avoir déléguée à une caste particulière, celle des artistes, notre capacité à nous projeter par l'imagination dans d'autres mondes renaît à chaque génération avec les enfants. Ils ont une extraordinaire capacité de se projeter dans le monde des animaux. Il est d'ailleurs triste de voir les technologies invasives s'emparer de l'esprit des enfants et des adolescents pour le téléguider. A l'école, on apprend aux enfants à mettre sous silence leur imagination. Un enfant trop rêveur est catégorisé comme ayant des problèmes de concentration. Est-il tout le temps dans la lune? On va le soigner pour qu'il soit plus concentré sur sa tâche...Chez les Inuits, la réaction est très différente : " Il va dans la Lune, lui? C'est très intéressant. Est- ce qu'il ne pourrait pas nous aider à avoir de bonnes relations avec la Lune? Aidons-le à y aller plus souvent."

C D F :

Est-ce que ce n'est pas le signe que notre société a peur de ce qu'elle ne contrôle pas?

C S :

On a des voies de traverse, mais elles sont réservées à quelques-uns. L'individu créatif, il faut qu'il soit un créateur, un artiste. Mais plus on valorise l'artiste, plus on retire la part d'imagination et de création aux gens simples. Comme s'il fallait compenser.

C D F :

A force de ne plus utiliser cette compétence ou de laisser à d'autres le soin de la diriger, elle s'atrophie.
Ce qui me fascine dans la culture chamanique, c'est la vision holistique : nous faisons partie d'un Tout où les événements, les espèces, les parties du corps...tout est relié. Nous avons perdu l'idée de l'Univers comme un grand Tout. Et peut-être est-ce ce avec quoi nous cherchons à renouer dans notre intérêt pour le chamanisme. Au moment même où tous les écosystèmes sont fragilisés par la crise écologique, nous cherchons à retrouver ce lien perdu avec la nature, avec les arbres, avec les animaux.

C S :

Au lieu de nous en remettre à des spécialistes autorisés et de stocker l'invisible dans des supports externes comme les films, les romans ou les jeux vidéo qui guident notre esprit, le chamanisme nous invite à utiliser par nous-mêmes notre imagination pour nouer d'autres liens avec les animaux et les intentionnalités de l'environnement.

Chamanes - Les chasseurs de l'invisible - Philosophie magazine n° novembre 2019