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Le blog de Ritournelle

Réflexions sur temps de travail et retraite

Ritournelle

Depuis l'Antiquité, les philosophes se sont penchés sur la place du travail dans nos vies et sur la façon d'envisager la période de la retraite. En voici quelques-uns, représentatifs de différentes époques :

Sénèque
(4 av.JC - 65 après JC)
Sortir de l’affairement perpétuel
Homme de pouvoir et d’argent, le philosophe stoïcien sait parfaitement ce que signifie trop travailler. Dans la Rome embouteillée et frénétique de l’époque impériale, il diagnostique le mal-être des surmenés, qui devient une véritable dépossession : « Personne ne revendique le droit d’être à soi-même », déplore-t-il dans La brièveté de la vie. Il sait que pour certains, le travail, la quête du succès, de l’argent et des honneurs sont une drogue, et il se moque de ceux qui repoussent sans cesse le moment de partir à la retraite pour commencer la vraie vie. « Tu entendras dire par la plupart des gens ; à cinquante ans, je me retirerai pour vivre en repos ; à soixante ans, je me démettrai de mes charges. Et qu’est-ce qui te répond que ta vie sera aussi longue ?...Il est bien tard de commencer à vivre, alors qu’il faut cesser de vivre. »
La solution consiste sans doute à prendre du temps pour soi, à bien profiter de ses vacances. Mais c’est insuffisant, car chez ceux que Sénèque appelle les « occupati », les agités, « le loisir même est affecté » et ressemble « à un affairement à vide », même « dans leur villa, sur leur lit, en pleine solitude ».
Sénèque recommande l’otium, un loisir au sens plein. Les otiosi réussissent à reprendre le contrôle de leur existence et à s’isoler des contraintes. Ce temps de retrait, que l’on doit s’accorder au coeur même de sa vie professionnelle n’est pas « le repas de la paresse et de l’inertie » .Le stoïcien prévient : « Je ne t’invite pas à engloutir dans le sommeil et dans les plaisirs chers à la foule tout ce qu’il y a en toi de vitalité naturelle. Ce n’est pas là se reposer. Tu trouveras dans le repos et la sécurité, des œuvres à accomplir, plus importantes que celles auxquelles tu t’es livré jusqu’ici avec tant d’activité. » Il pense à des exercices spirituels, tout ce qu’il y a de plus laïcs, à la lecture, à la réflexion. Apprendre une langue, faire de la botanique, pratiquer la musique ou la minéralogie, voici ce que le philosophe entend par otium : une activité culturelle ou intellectuelle qui nous élève.
Et il ne faut pas attendre d’être sorti du monde du travail pour la pratiquer.
Au fond, pour Sénèque, ne pas souffrir au travail est moins une question d’âge de départ à la retraite que d’organisation de son emploi du temps.

 

Montaigne
(1533-1592)
Savoir tout plaquer
C’est l’auteur des Essais qui a donné au mot de retraite son sens actuel.
Le terme signifiait auparavant le fait de quitter un lieu (comme battre en retraite). Mais en 1570, celui qui était parlementaire à Bordeaux décide de laisser tomber sa charge et de se retirer définitivement dans son petit château. Il a 38 ans. Premier retraité conscient
(et volontaire) de l’histoire, il consacrera sa seconde vie à rédiger son autobiographie intellectuelle tout en lisant les classiques. Si le choix est radical, son principe ressemble au précepte stoïcien :
« C’en est assez de vivre pour autrui : vivons au moins pour nous ce bout de vie ». Montaigne ne méprise pas le travail, fait d’engagement, d’action collective, de fierté et de reconnaissance. Mais la vie est composée de deux parties tout aussi indispensables l’une que l’autre : l’implication dans les affaires du monde et l’attention exclusive à soi, ainsi qu’à ses proches.
Il reconnaît que chacun n’est pas fait pour quitter aussi vite la vie professionnelle et que « ce n‘est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite ».
Sans cadre, sans contraintes, le risque est grand de décrocher et de glisser vers la mort. C’est pourquoi, précise-t-il, il y a des complexions plus propres à ces préceptes de la retraite. Elle est plus difficile « pour les âmes actives et occupées qui embrassent tout et s’engagent partout, qui se passionnent de toute chose, qui s’offrent, qui se présentent et qui se donnent à toutes occasions ».
Mais elle sied parfaitement à un tempérament comme le sien, qui « ne s’asservit ni ne s’emploie pas aisément. »
Ce grand seigneur est partisan de la retraite individualisée. Chacun devrait pouvoir partir quand il le sent nécessaire.

Bertrand Russell
(1872-1970)
Apprendre l’oisiveté créative
Un demi-siècle après Lafargue, et dans une perspective qui n’a plus rien de marxiste, le logicien et philosophe britannique Bertrand Russell est plus raisonnable. Il propose un temps de travail quotidien ... de quatre heures. Avec son Eloge de l’oisiveté (1932), il insiste sur la possibilité d’une diminution méthodique du travail sans avoir à renverser le capitalisme. Les progrès de la technique permettent au contraire de démocratiser l’accès aux loisirs, auparavant réservés aux classes privilégiées. Mais pour que tous puissent s’adonner « à la plupart des meilleures choses de la vie », une éducation aux loisirs est indispensable. Elle permettrait de développer des goûts qui puissent permettre à l’individu d’occuper ses loisirs intelligemment.
Contre les plaisirs purement « passifs », comme aller au cinéma, assister à des matchs de football, écouter la radio, Russell promeut la formation tout au long de la vie, l’éveil de la curiosité scientifique et technique. Il pense à une sorte de revenu universel, qui permettrait aux artistes de ne pas prostituer leur talent pour survivre, aux savants de mener à bien leurs projets sans se vendre au secteur privé.
« 
Surtout, insiste-t-il, le bonheur et la joie de vivre prendront la place de la fatigue nerveuse, de la lassitude ». Même , le goût pour la guerre disparaîtra, risque le philosophe pacifiste, quelques années à peine avant le second conflit mondial.
On attend toujours sa société idéale.

Extrait du dossier Est-ce qu'on travaille trop?Philosophie magazine n°mars 2023

 

 

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Commentaires
D
Bonjour Ritournelle, l'oisiveté créative pour Bertrand Russell est un objectif qui me plairait bien. S'instruire, apprendre, s'enrichir intellectuellement jusqu'à la fin de sa vie est un beau programme. Il faut que le cerveau suive. Bonne journée.
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R
Oui, certes, c'est ce qu'on essaie de faire : s'enrichir, se faire du bien en créant, et j'y ajouterais garder un peu de temps pour se rendre utile aux autres.<br /> Bonnes fêtes de Pâques à toi !
T
Je serai plutôt en accord avec Sénèque mais ce n'est pas toujours facile de conjuguer comme on le voudrait les multiples facettes de notre vie. Belle journée
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R
Merci pour ce commentaire. Je crois que chacun peut puiser dans ces trois propositions selon sa personnalité, ses contraintes, et il est important, comme dit Sénèque, de savoir s'organiser pour laisser un minimum de place à un loisir gratifiant.<br /> Bonne soirée