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Le blog de Ritournelle

A quoi servent nos mains?

Ritournelle

L'ère du "tout-digital"ferait de nous des empotés? Dépassant la séparation entre "manuel" et "intellectuel", l'anthropologue Tim Ingold réhabilite un savoir par le bout des doigts, qui reprend contact avec le grain des choses.
Parfois, c'est à se demander si nous avons des mains. Si elles servent encore vraiment. Nous excellons à pianoter sur les claviers, à tapoter sur les écrans des smartphones, mais éprouvons les pires difficultés à monter un meuble Ikea. Et si la dite "société de la connaissance" générait des empotés et des ignorants d'un nouveau genre, sans prise sur le réel?Tim Ingold dresse ce constat sur l'ère du tout-virtuel, du tout-digital et du réseau:
"Au moment-même où le monde entier est à portée de main, voilà qu'il semble nous glisser entre les doigts." Car voilà : "Nous n'apprenons qu'en faisant."
Faire, donc. Fabriquer, façonner, créer. Selon la conception courante, l'activité de faire se divise en deux étapes :d'abord une idée, une intention se présente, puis l'on passe à la réalisation, à la concrétisation du projet. Tel est le schéma hylémorphique : une forme est visualisée mentalement, et elle est imposée à une matière brute - séparation de la partie théorique et des travaux pratiques. Méthodiquement, Ingold déconstruit cette représentation, en s'outillant de références philosophiques et en charpentant son propos de nombreux exemples tirés des 4 A (Anthropologie, Archéologie, Art, Architecture). Chez lui, l'esprit n'a plus rien du planificateur souverain, il observe, tâtonne, improvise; la matière n'a plus rien d'inerte, de passif; elle vit, résiste, évolue. Faire implique une confluence, une "mise en correspondance" : le praticien se met à l'écoute du matériau qu'il travaille, s'ouvre à ses potentialités; tantôt il guide, tantôt il se laisse guider par le bois qu'il ponce, le verre qu'il polit, les fils de soie qu'il enchevêtre. C'est une sorte de dialogue ininterrompu, de "danse de l'animé" : Faire est un flux de forces et d'énergies combinées, un "processus de croissance" qui mène à l'émergence de formes.
Cette aventure des sens est également celle de la pensée. En un dépassement de l'antique dualisme du "manuel" et de l'intellectuel", il s'agit ici de "penser en agissant", avec ses doigts, avec ses pieds si la technique l'exige. Le travail de conception est contemporain et indissociable du déroulement patient, minutieux des gestes. A la toute fin de son livre, Ingold célèbre...les ânes, aussi humbles et têtus que vagabonds. Et pour cause : les vrais savants sont tous des ânes, obstinés, captivés et étonnés par ce monde où ils se trouvent.
Savoir, c'est toujours faire et inversement, c'est examiner et s'instruire du grain des choses.
Sagesse revendiquée du faire : ou quand la découverte de soi suppose de reprendre contact avec le monde, de se former à son école, et de se forger à son atelier. Demain, c'est décidé : fini Ikéa, je me choisis des planches d'un beau bois et m'en inspire pour inventer, ce faisant, ma propre bibliothèque.

TP en cinq objets:

- Une cathédrale médiévale :
Chef d'oeuvre de l'art gothique, la cathédrale de Chartres ne fut pas le "glorieux achèvement d'un architecte inconnu". Aucune maquette d'un architecte génial et solitaire n'a été retrouvée.
De manière générale, les édifices du Moyen-Age n'avaient pas de plan préétabli qui réduisait la construction à une simple exécution; leur édification était un "work in progress", un travail collectif qui n'était jamais considéré comme définitivement achevé.

- Un tumulus :
C'est un amas de pierre et de terre élevé au-dessus d'une tombe. Ce monticule invite à se situer par-delà nature et culture : il est à la fois culturel (il a une signification humaine, funéraire) et naturel, du fait de sa composition. Aussi, au gré des vents et des pluies, de l'intervention d'animaux il se modifie, s'enrichit de nouveaux dépôts. "Site de croissance et de régénération", le tumulus est un cas de forme émergeante, qui se fait.

-Un pot :
Dans l'art de la poterie, les mains modèlent l'argile par l'entremise du tour. Celui-ci est un "transducteur" : il opère la médiation entre les mouvements conscients de l'artisan et la matière, permettant la naissance de l'artefact. Devenir-argile de l'homme, devenir-humain de l'argile via l'outil : faire un pot relève de la symbiose, de la synergie, c'est un exemple de la mise en correspondance d'éléments.

Un dessin :
Sur un support, au crayon ou au pinceau, une ligne apparaît, sinue. Un dessin ne matérialise pas une image déjà donnée dans l'imagination ; il est plutôt la "trace d'un geste" par lequel l'artiste trace et suit la pente de ce qu'il élabore hic et unc. Révélée par le dessin, l'humanité de la main consiste à voir en celle-ci plus qu'un simple instrument; elle est une chose qui sent, qui dit, qui raconte une histoire et ouvre un monde.

M.Duru - Philosophie magazine n°fév.2017

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