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Le blog de Ritournelle

Nous aimons laisser des traces

Ritournelle

Poser les pieds sur des sols encore inviolés, est-ce possible? Et, au fond, qu'est-ce qui nous y pousse?


C'était à l'époque préhistorique - ou préadamique si l'on tient à parler comme un théologien- L'homme n'avait pas encore initié son entreprise d'asservissement du monde (ceci, les ecclésiastiques ne le disent pas) . Au Pléistocène, la terre ressemblait à un laboratoire sauvage, bruissant de vie et de menace,, où Homo erectus s'employait à durer. Il croissait dans la savane,la forêt, la steppe aride. Il poussait ses feux, foulait pour la première fois certains territoires. On a retrouvé des traces de ses pas fossilisées dans les déserts d'Eryhtrée. L'empreinte d'un hominidé est aussi un grand pas pour l'humanité que celle de Neil Armstrong sur le sol lunaire en juillet 1969. Notre ancien bipède, bien qu'il eût à essuyer les plâtres de la vie sur Terre, passa sans presque laisser de trace. C'est là sa noblesse.
J'ai le sentiment que l'empressement des enfants à souiller un beau carré de neige blanche dans un jardin matinal, à massacrer une dune lisse est le lointain écho de ces temps où il était commun de fouler pour la première fois un arpent de la Terre. Marquer le sol, laisser une trace, sont-ce là des penchants enfouis dans le cerveau profond?
Qui peut s'offrir ce luxe au siècle 21 d'effleurer un endroit intouché? Qui éprouvera ce tressaillement, ce saisissement glorieux d'imprimer son passage sur une surface préservée? Qui? Sur les océans, pas le moindre ilôt où un humain n'ait déjà débarqué...Sur les continents, toute la boue du monde a été foulée, l'intégralité du territoire explorée, exploitée. Huit milliards d'humains ne commencent-ils pas à trouver aujourd'hui que la place manque?
Pas si vite! Les alpinistes et les spéléologues connaissent encore le privilège de la défloration géographique. Dans les montagnes du Pamir en Asie centrale, dans les Kunlun chinois, sous les plateaux calcaires de Patagonie, il y a encore des sommets ou des gouffres inconnus. Chaque année, un conquérant de "l'inutile" se hisse sur un pic intact, découvre une grotte.
Une fois là-haut, une fois en bas, ces athlètes éprouvent-ils un sentiment religieux? Certains ont la fibre spirituelle, ils savent qu'ils rejouent la geste des premiers hominidés, posant le pied sur des lieux inviolés. D'autres n'ont pas le temps de rêvasser à la portée de leur conquête : il leur faut redescendre vite avant la tempête. D'autres désacralisent à dessein le moment, en allumant une cigarette, comme André Vialatte, en 1955, au sommet du Makala, dans l'Himalaya. D'autre encore ne pensent qu'à la photographie, au drapeau, à la gloire immédiate. Et puis il y a ceux qui sont déçus, car ils découvrent sur le sommet qu'ils imaginaient vierge un objet laissé par un prédécesseur. Werner Herzog avait fait de cette déconvenue le thème de son film Le cri de la roche .
Il me fut donné une fois dans ma vie d'éprouver ce sentiment préadamique. C'était au Yémen, sur l'île de Socotra, face à la corne de l'Afrique. J'étais le second de cordée d'un guide de montagne. Nous ouvrions une voie sur une falaise vierge. Nous grimpions jour et nuit, et soudain, nous gagnâmes à mi-paroi une terrasse plane, suspendue au-dessus de la mer. Au-dessus de nos têtes, il y avait encore 200 mètres à grimper. Nous fîmes halte sur le replat, environnés de vide. L'endroit était recouvert d'une nappe de sable blanc, pur, c'était une nacelle de roche flottant dans l'inaccessible. Les murmures du ressac montaient dans l'air. Personne n'avait voulu grimper ni descendre avant nous. Sur ce sable que rien d'humain n'avait effleuré, je fis le geste rituel et déposai l'empreinte de ma main. Puis je me dis que Narcisse après s'être regardé dans un reflet avait peut-être appliqué sa paume dans le sable.
J'effaçai tout et nous repartîmes vers le sommet.

Sylvain Tesson - Laisser une trace - Philosophie magazine avril 2017

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