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Le blog de Ritournelle

Se laisser divaguer sur les rives d'un fleuve...

Ritournelle
Se laisser divaguer sur les rives d'un fleuve...

Pourquoi plonger dans les eaux vivifiantes d'un cours d'eau quand on peut laisser son esprit divaguer depuis sa rive?

Dans ses Conseils au bon voyageur, Victor Segalen n'y va pas par quatre chemins : « Garde-toi d'élire un asile ». Plus loin : « Ainsi, sans arrêt ni faux pas, tu parviendras aux remous pleins d'ivresse du grand fleuve Diversité. »

D'accord, Victor, je comprends votre envie de plonger dans les courants impétueux afin de dériver jusqu'aux deltas pleins de promesses . Mais, à force d'avoir descendu les fleuves, j'ai découvert un autre usage du cours d'eau : surtout n'y point plonger ! Se tenir immobile sur sa rive et s'hypnotiser devant son courant, en laissant divaguer regard et pensées.
Faire halte au bord d'un cours d'eau consiste à se tenir dans une ligne médiane et fort digne : ne pas prétendre le remonter, ne pas s'abaisser à le suivre. En d'autres termes, se refuser à toute bravade de contre-flux et s'oublier dans le courant dominant. On s'épargnera ainsi l'alternative du saumon frénétique et du rhizome déprimant (image de P.Sloterdijk dans Après nous le déluge, pour désigner nos sociétés bâtardes sans racines et sans pères à la dérive dans les marais du renoncement ).
Assis au bord d'un fleuve, muni de tabac blond, d'un petit livre et d'un flacon de vin sec, on se paiera à bon compte un spectacle envoûtant et une source inépuisable de méditation.
Je suis resté des heures sur la rive droite du fleuve Oubangui entre la République centrafricaine et la République démocratique du Congo. En face, le Congo bruissait lugubrement. Le soleil descendait le ballet dolent des piroguiers faisait oublier que la guerre avait fait rage quelques mois plus tôt : un fleuve emporte tout.
Au bord de l'Angara, à Irkoutsk, des vapeurs de brume froide dansaient au-dessus du courant, et leurs convulsions donnaient au paysage un aspect incertain – le monde était en sursis.
Les eaux de l'Amou Daria que je fixais depuis la rive tadjike, descendaient à gros bouillon, charriant la puissance et la gloire de la terre du Pamir. On savait qu'elles n'arriveraient jamais à destination – la mer d'Aral – pompées en chemin par les programmes d'irrigation, et c'était grande pitié de contempler toute cette énergie dont on pressentait l'agonie.
Sur les rives de la Yamuna en Inde, je contemplais les miroitements du ciel quand un cadavre flottant passa au milieu du fleuve. Un corbeau était juché sur le ventre gonflé et y donnait de temps en temps un coup de bec. Les fleuves sont des autoroutes funèbres. Elles transportent les débris de l'érosion et les particules mortes vers la grande lessiveuse de l'océan.
Devant le Bosphore, qui n'est pas un fleuve mais un goulet, c'atit un autre spectacle : la valse épileptique des ferrys, des cargos, des barques et des patrouilleurs produisait une agitation superbe, terrifiante, décourageante, moderne en somme. Parfois, en pleine capitale, au bord du Tibre, à Rome, de la Seine à paris, de la Neva à Saint-Pétersbourg, les berges, comme des saignées sauvages offrent la seule chance de rencontrer une bête, une herbe folle, de s'abandonner quelques instants et de se reposer de l'artifice monstrueux de la ville.
« L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive : il coule, et nous passons ! », mélancolisait Alphonse de Lamartine au bord de son lac. Mais s'il s'était tenu au bord de l'eau en mouvement – Orénoque, Loire ou Tamise - , et non de l'eau en plan, il aurait trouvé qu'il y avait là – sinon « un port »- du moins un poste d'inspiration, un laboratoire poétique, où toute envie de se déplacer s'évanouit, puisque le fleuve le fait à votre place.
 

A contre-courant – Sylvain Tesson – Philosophie magazine n°juin 2017

Se laisser divaguer sur les rives d'un fleuve...
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Commentaires
R
Tu as raison, et j'adore cette phrase : "Au bord de l'Angara, à Irkoutsk, des vapeurs de brume froide dansaient au-dessus du courant, et leurs convulsions donnaient au paysage un aspect incertain – le monde était en sursis."
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C
Comme j'envie des écrivains qui savent si justement décrire ce que nous ressentons sans savoir l'exprimer ...
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