Analyse de la colère
Comment percevez-vous le mouvement social initié par "les gilets jaunes" en France, où l'expression de la colère a joué un rôle décisif?
Dans cette révolte, la dimension anarchique, le fait de casser des vitrines de magasins, m'apparaît comme un moyen d'exprimer une colère dans une situation où cette énergie politique n'est plus canalisée par aucun parti. Il est trop tôt pour dire quelle direction ce mouvement va prendre. mais une grande division s'opère entre les classes métropolitaines et les autres. Et le peuple a le sentiment d'avoir été maltraité par les classes dirigeantes. Ce n'est pas qu'une question d'inégalités mais aussi de manières. Comme Voltaire face à Rousseau, Macron apparaît comme ce représentant de l'élite arrogante, déconnectée des aspirations du peuple et qui prétend moderniser la société par en haut. Il partage avec Voltaire la croyance que des autocrates éclairés peuvent décider de la forme que doit prendre la société, une croyance qui témoigne d'un mépris pour les gens ordinaires. Par ailleurs, il a paru beaucoup plus investi dans son image internationale et dans la rénovation de sa résidence. Cela met en rage les gens, bien plus que le fait de l'inégalité avec lequel ils avaient appris à vivre.
Y a -t-il une issue?
En l'état, il n'y a pas de mouvement ou de parti capable de récolter la colère et de la tourner en autre chose. Mais soyons attentifs à ce que, par le passé, de nombreux mouvements apolitiques, fondés sur le simple rejet de l'ordre existant ont été récupérés par l'extrême droite et par le projet de créer une communauté politique où les étrangers et les parasites seraient rejetés ou éliminés.
Quant à la gauche, elle est trop enlisée dans sa culture de la "modernisation" libérale pour être crédible.
Sur le fond, je crois que nous avons besoin de reformuler le projet d'émancipation moderne à partir de l'idée de limite : limite de la croissance, limite de l'environnement, limite du désir. C'est à partir de là qu'il faudrait partir, intellectuellement autant que politiquement.
Extrait d'interview du penseur Pankaj Mishra- Philosophie magazine N°janvier 2019