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Le blog de Ritournelle

Réussir un débat

Ritournelle

Le grand débat national initié à la demande du président de la République en réponse aux requêtes des « gilets jaunes » doit débuter le 15 janvier. En attendant, les difficultés s’amoncellent. Comment rendre les échanges fructueux pour le bien commun sans risquer la cacophonie individualiste ? Doit-on craindre, à la faveur des mouvements d'opinion, de voir remises en cause les avancées sociales et politiques, gagnées de haute lutte ? Surtout, à quelle fin organiser un tel débat : espérer un consensus ou favoriser le conflit politique ?
Déjà les mairies s’organisent en France pour recevoir les cahiers de doléance. Ensuite, les futurs débats devront être déclarés sur une plateforme numérique mise en place par le gouvernement, où pourront être ajoutées les contributions citoyennes. Quatre thèmes ont été suggérés : la transition écologique, la fiscalité, l’organisation de l'État, la démocratie et la citoyenneté.

Le despotisme de la majorité

À la perspective du grand débat national, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, évoque lui un « moment tocquevillien ». Sans doute songe-t-il à un sommet de participation démocratique, où l’expression de « l’égalité » sera à son comble… Mais ce « moment » est sybillin, car Tocqueville met aussi en garde contre la manifestation des « passions démocratiques ».
Dans son enquête De la démocratie en Amérique (1835), cet aristocrate passionné par « l’influence de l’égalité sur les idées et les sentiments des hommes » se tourne vers le Nouveau Monde pour voir la préfiguration de nouvelles configurations politiques, dont l’Europe ne tardera pas à voir les effets. 
Il s’inquiète cependant des dérives inévitables de la démocratie. Il soulève un paradoxe, à savoir que l’égalité des droits favorise la compétition, qu’elle engendre la rivalité et justifie in fine l’inégalité et l’individualisme. Il redoute aussi ce qu’il appelle la tyrannie ou le « despotisme de la majorité », soit une « concentration des pouvoirs » entre les mains de la majorité au détriment des minorités. « Mais la majorité elle-même n’est pas toute-puissante, ajoute-t-il. Au-dessus d’elle, dans le monde moral, se trouvent l’humanité, la justice et la raison ; dans le monde politique, les droits acquis. La majorité reconnaît ces deux barrières, et s’il lui arrive de les franchir, c’est qu’elle a des passions, comme chaque homme, et que, semblable à eux, elle peut faire le mal en discernant le bien. » Alors que les premières remontées concernant les Référendums d’initiative citoyenne ou populaire (RIC / RIP) envisagent de remettre sur le tapis l’abrogation de la peine de mort, le droit à l’interruption volontaire de grossesse ou l’établissement du mariage pour tous, il n’est pas vain de rappeler ces « barrières »

Le souci de « dire vrai »

Voici donc des risques qui pèsent sur la démocratie représentative à l’orée d’une telle consultation populaire. Inversement, peut-elle donner forme à une véritable expression démocratique, affranchie de ces dérives ? Que serait donc un débat national « réussi » ? Pour le philosophe Nicolas Tenaillon, auteur de L’Art d’avoir toujours raison (sans peine). Quarante stratagèmes pour clouer le bec à votre interlocuteur (Philo Éditions, 2014), la réussite d’un débat tient à ce que « Foucault appelle la parrêsia, ou le souci de dire-vrai, le courage de la vérité. Il montre que la parrêsia entre en tension avec l’isêgoria, soit l’égalité d’accès à la parole. Il prend l’exemple de Periclès qui, alors que chacun a le droit de donner son opinion, prend néanmoins l’avantage sur ses adversaires, lorsqu’il débat sur la nécessité de mener le combat contre Sparte, car il ne cherche pas le consensus et prend sur soi d’assumer un discours personnel. Il persuade les Athéniens d’entrer en guerre. Il prend un risque politique qui valorise le débat. Finalement, un débat réussi renforce le sentiment démocratique et justifie le débat lui-même, démontrant qu’il a lieu d’être, en respectant la liberté de l’auditoire. »

Aujourd’hui, l’enjeu est donc double : faire remonter des propositions, certes, mais aussi faire preuve de la vitalité du sentiment démocratique. Mais encore faut-il avoir les moyens de sa politique, et savoir comment procéder. Pour « valoriser un débat », il faut des règles. Un philosophe contemporain s’est attelé à la définition d’une « éthique de la discussion », se demandant comment définir un socle de valeurs communes à travers la communication rationnelle. Jürgen Habemas, c’est son nom, montre avec sa Théorie de l’agir communicationnel (deux tomes, Fayard, 1987 et 1997) comment la communication « sert à l’entente mutuelle, tant sur ce qui est et ce qui advient dans un monde où le risque est omniprésent, que sur le comportement que le groupe social escompte des individus et que ceux-ci attendent les uns des autres ».

Mieux, il expose comment l’adoption d’une « raison communicationnelle », d’une sphère de discussion rationnelle, permet de formuler les bases d’une éthique d’inspiration kantienne, qui veuille que nous agissions de tel sorte que « la maxime de notre action puisse être érigée en loi universelle ». Mais, dans la théorie de ce philosophe allemand, cette maxime n’est plus issue d’une réflexion individuelle, elle repose au contraire sur l’échange avec l’autre. Elle n’est plus « monologique » mais « dialogique ». Ainsi, nous définirons la moralité d’une règle de conduite grâce à une discussion qui soit la plus libre possible et la plus détachée de considérations « stratégiques ». Autrement dit, Jürgen Habermas vise le consensus. Mais cet irénisme politique est-il seulement souhaitable ? Doit-on vraiment préférer la paix de l’accommodement raisonnable à la radicalité du désaccord politique ? Croire que les conflits dans la société puisse avoir une solution rationnelle, est-ce se bercer d’illusion ? Puisse l’issue du débat national permettre d’en juger. 
 

Extrait de l'article "Qu'est-ce qu'un débat réussi?"- C.Enjalbert - Philosophie magazine n°janvier 2019

 
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Commentaires
C
Très intéressant cet article<br /> Le RIC une première en France....<br /> pas évident à mettre en place et surtout la suite....<br /> très dubitative sur ce référendum social...<br /> à voir....<br /> Bon week end Françoise
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R
Suis curieuse de voir ce qui peut sortir de tout ça, je suis perplexe...<br /> Bon dimanche à toi