Rien - Emmanuel Venet

Ritournelle

09 févr. 2014

Voilà un livre qui a marqué la rentrée littéraire par l'originalité de son sujet, ainsi que par sa densité. Son auteur, Emmanuel Venet, psychiatre à Lyon, n'avait auparavant publié aucun roman. Spécialiste de l'âme humaine, il nous livre dans ce court texte plusieurs réflexions par le biais de son personnage principal, musicologue, marié à Agnès depuis vingt ans. Pour fêter cet anniversaire, le couple s'offre un week-end au Negresco de Nice; en fait, ce lieu n'est pas choisi par hasard. Le narrateur nous révèle que cet hôtel a abrité des années auparavant les amours illicites d'un compositeur méconnu du début du 20èsiècle, Jean-Germain Gaucher, dont la vie l'a interpellé au point d'en écrire une thèse pendant ses années universitaires. Cet homme fort doué pour la musique, mais que la paresse et le manque de confiance ont amené à composer des oeuvres mineures, opérettes ou chansonnettes pour les cabarets de Pigalle, est aussi passé à côté de sa vie amoureuse. Ayant épousé la fille d'un directeur de cabaret où il travaillait, il a vécu une passion pour une cantatrice volage qu'il retrouve plus tard dans ce fameux hôtel Negresco, prêt à revivre avec la même flamme une liaison vouée à l'échec dès le départ. Alors, ruiné et noyant dans l'alcool ses rêves déçus, il meurt écrasé par son piano, sans que l'on sache vraiment s'il s'agit d'un suicide ou d'un accident.
On ne peut s'empêcher d'établir un parallèle entre le musicologue et le compositeur. L'un comme l'autre a sacrifié une carrière d'artiste pour mener une vie banale où l'on s'accomode de situations bancales pour se persuader que l'on est vivant, que l'on a fait les bons choix. Dans leur chambre du Negresco, les illusions perdues les ramènent tous deux à la réalité, celle de leur solitude. Et si le roman commence par cette phrase "A quoi penses-tu?", la réponse en fin de livre "A rien" est celle induite par les non-dit, les silences qui éloignent la souffrance et le doute.
Avec une plume élégante qui ne laisse place à aucun chapitre, Emmanuel Venet met à nu la relation amoureuse dans ses attentes et ses frustrations, elle aborde aussi le thème du suicide et de sa complexité, celui de la création qui impose à l'artiste d'être au centre de ses préoccupations : "En matière d'art, non seulement, il n'y a rien à attendre de l'altruisme ni de la sollicitude, mais les vertus cardinales s'appellent orgueil et égocentrisme..."
"...Par la suite, bien d'autres moments de grâce raviveraient le mythe de l'amour inaltérable et le droit de ne pas entendre Eros dans érosion, mais d'ores et déjà le déclin avait commencé, qui, en nous exposant aux redites de la vie commune, effacerait peu à peu les traces de notre aimentation première. J'ai fini par n'y rien comprendre, non sans avoir scruté avec une inquiète persévérance les ténèbres où se produit cette alchimie. Sur ce terrain aussi, une forme de parenté me relie à Jean-Germain Gaucher, qui, tout au long de son journal, se tue à essayer de comprendre comment coexistent en lui le mari désirant, l'amant passionné et le baiseur dilettante:non seulement il se demande qui il aime mais, plus douloureusement encore, si aimer ne se réduirait pas à cet écheveau d'approximations. D'après son journal, il a souvent cru trouver dans l'étreinte un remède à l'absurdité de la vie avant d'en découvrir le caractère aliénant, comme les malades que le laudanum soulage avant d'en faire ses esclaves."

Un roman qui sonne juste et se lit d'une seule traite.