Dernier voyage au long cours...
"...Tu m'avais lâché la main depuis quelque temps, tu t'étais détachée comme une barque tranquille. Le corps d'Amélie doit dormir comme une déesse sur l'étrave d'une jonque en figure de proue,
les cheveux comme des algues.J'espérais fortement que grand-mère ait raison, que l'âme d'Amélie se posait sur les fleurs de soleil et qu'elle nageait dans l'éther, libre de la pesanteur, comme
elle aimait le faire dans les éclats de lumière de ses plongées. Je l'ai regardée des heures, fouillant la glaise, lissant la matière.J'ai filmé son visage, ses yeux derrière la pierre qu'elle
séduisait, ses longues mains comme des anémones, ses doigts en corolle caressant les courbes.J'ai filmé ses silences, ses regards, la cigarette qu'elle m'avait prise, sa bouche, la fumée qui
dansait autour d'elle, l'outil qu'elle posait, ses ciseaux de tailleur et la tasse de café qu'elle portait à ses lèvres. Je l'ai prise à son insu quand elle se laissait rouler par les vagues
jusqu'à la grève, son corps sombre dans l'écume, pour se relever, heureuse, scintillante de nacre, minuscules particules de coquillages sur sa peau comme les étoiles des femmes de la nuit, ou
celles que les enfants se collent sur le visage pendant le carnaval. Elle repartait vers le large jusqu'à se donner à la plus forte houle qui la déposait sur la plage.J'ai aussi filmé son
sommeil, ses seins échappés de ma chemise d'homme, ses taches de rousseur sur ses épaules, sa nuque sous les boucles, ses chevilles qu'elle habillait d'une bride de cuir fauve. Avant que tu
partes, je t'ai vue comme une lumière couchée sur la pierre dans laquelle mon ombre s'est dissoute..."
Les dames de nage - Bernard Giraudeau